Le narratif sur Israël
Que dire d’autre sur Israël et la bande de Gaza? Les journaux de l’été ont regorgé de tout et de rien. Les téléspectateurs voient des tas de gravats et des panaches de fumée dans leur sommeil. Un article représentatif d’un récent numéro de The New Yorker décrivait les événements de l’été en consacrant une phrase pour chacune des horreurs au Nigeria et en Ukraine, quatre phrases pour les génocidaires fous d’ISIS, et le reste de l’article-30 phrases- pour Israël et Gaza.
Lorsque l’hystérie se calmera, je crois que les événements de Gaza ne laisseront pas dans le monde un souvenir immuable. Des gens ont été tués, la plupart palestiniens, dont de nombreux innocents non armés. J’aurais voulu pouvoir dire que la tragédie de leurs morts, ou la mort des soldats d’Israël, va changer quelque chose, qu’elle marque un tournant. Mais il n’en est rien. Cette confrontation ne fut pas la première des guerres arabes avec Israël et ne sera pas la dernière. Elle fut peu différente, dans son exécution, de toute autre menée par une armée occidentale contre un ennemi similaire au cours des dernières années, à l’exception du caractère immédiat de la menace sur la population même d’un pays, et de très grands efforts, quoique futiles, pour éviter la mort de civils.
L’importance durable de cette guerre estivale, je crois, ne réside pas dans la guerre elle-même. Elle réside plutôt dans la façon dont la guerre a été décrite et appréhendée à l’étranger, et la façon dont a été mise à nu la résurgence d’un vieux modèle tordu de la pensée et sa migration à partir d’une opinion marginale vers un courant dominant du discours de l’Occident, à savoir, son obsession hostile des Juifs. La clé pour comprendre cette résurgence ne se trouve pas chez les webmasters jihadistes, chez les théoriciens de la conspiration de bas étage, ou chez les militants radicaux. Au contraire, elle se trouve en premier lieu chez les gens instruits et respectables qui peuplent l’industrie de l’information internationale; d’honnêtes gens, qui pour beaucoup d’entre eux, sont peu ou prou d’anciens collègues.
Alors que le délire mondial sur les actions israéliennes est un fait acquis, il résulte en réalité des décisions prises par des individus à des postes de responsabilité – dans ce cas, des journalistes et des rédacteurs en chef. Le monde ne réagit pas aux événements de ce pays, mais plutôt à la description de ces événements par les agences de presse. La clé pour comprendre la nature étrange de leur réaction se trouve dans la pratique du journalisme, et en particulier dans le dysfonctionnement grave de cette profession, ma profession ici en Israël.
Dans cet essai, je vais essayer de fournir quelques outils donnant du sens aux nouvelles en provenance d’Israël. J’ai acquis ces outils en tant qu’initié : Entre 2006 et fin 2011, j’ai été journaliste et rédacteur en chef au bureau de Jérusalem de l’Associated Press, l’un des deux plus grands fournisseurs d’information au monde. Je vis en Israël depuis 1995 et je fais des reportages sur ce pays depuis 1997.
Cet essai n’est pas une étude exhaustive des péchés de la presse internationale, une polémique conservatrice, ou une défense de la politique israélienne. (Je crois essentiellement en l’importance des médias influents, je suis un libéral, et suis critique de la plupart des décisions politiques de mon pays.) Cela implique nécessairement certaines généralisations.
Je vais d’abord parler des maîtres mots utilisés par les médias internationaux pour décrire l’histoire d’Israël, une histoire qui de manière surprenante ne varie pas beaucoup d’un média grand public à un autre, et qui est, comme le mot «histoire» le suggère, une construction narrative qui tient en grande partie de la fiction. Je soulignerai ensuite le contexte historique plus large et la façon dont Israël est devenue un sujet de discussion et j’expliquerai pourquoi je crois qu’il y a matière à inquiétude, non seulement pour les gens préoccupés par les affaires juives. Je m’efforcerai d’être bref.
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Quelle est l’importance du narratif sur Israël ?
La mobilisation en force d’intervenants est la meilleure indication de l’importance d’un sujet pour une agence d’information particulière. Quand j’étais correspondant à l’AP, l’agence avait plus de 40 membres du personnel couvrant Israël et les territoires palestiniens. Cela représentait significativement bien plus de reporters que l’AP n’en avait en Chine, en Russie ou en Inde, ou dans l’ensemble des 50 pays d’Afrique sub-saharienne. Ce nombre était plus élevé que le nombre total d’employés de collecte de l’information dans tous les pays où les soulèvements du «printemps arabe» ont finalement éclaté.
Pour donner une idée de l’échelle: Avant le déclenchement de la guerre civile en Syrie, la présence permanente de l’AP dans ce pays était d’un seul informateur local approuvé par le régime. Les rédacteurs de l’AP croyaient, ainsi que l’importance de la Syrie était 40 fois inférieure à celle d’Israël. Je ne veux pas m’en prendre spécifiquement à l’AP – L’agence est représentative d’une moyenne, et son exemple est utile à cet égard. Les grands acteurs du secteur de l’information, leur pratique du pseudo-consensus de la pensée de groupe et les redéploiements en personnel se vérifient dans l’ensemble du groupe.
Les niveaux en dotation de personnel en Israël ont diminué quelque peu depuis le début des soulèvements arabes, mais restent élevés. Et quand la guerre éclate en Israël, comme ce fut le cas cet été, les journalistes sont souvent rappelés de lieux de conflits plus meurtriers. C’est encore Israël qui l’emporte sur presque tout le reste.
Le volume de la couverture de presse qui en résulte, même s’il se passe peu de choses, donne à ce conflit une place de premier plan, au regard de laquelle le coût humain réel est ridiculement faible. En tout en 2013, par exemple, le conflit israélo-palestinien fait 42 morts, – c’est-à peu près le taux d’homicides par mois de la ville de Chicago. Jérusalem, qui de renommée internationale est une ville de conflit, avait un peu moins de morts violentes par habitant l’an dernier que Portland, en Oregon, l’une des villes les plus sûres d’Amérique.
En revanche, en trois ans, le conflit syrien a coûté 190 000 vies, soit environ 70 000 de plus que le nombre de personnes qui ont déjà trouvé la mort dans le conflit israélo-arabe qui a débuté un siècle plus tôt.
Les agences de presse ont néanmoins décidé que ce conflit est plus important que, par exemple, les plus de 1600 femmes assassinées au Pakistan l’année dernière (271 après avoir été violées et 193 d’entre elles brûlées vives), la poursuite de l’effacement du Tibet par le Parti communiste chinois, le carnage au Congo (plus de 5 millions de morts en 2012) ou la République centrafricaine, et les guerres de la drogue au Mexique (nombre de morts entre 2006 et 2012: 60 000), sans parler des conflits dont personne n’a jamais entendu parler dans des coins reculés d’Inde ou de Thaïlande. Elles croient qu’Israël est le sujet le plus important sur terre, ou presque.
Qu’est-ce qui est important dans le narratif d’Israël, et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Un journaliste travaillant dans un groupe de presse internationale ici, comprend rapidement que ce qui est important dans le narratif israélo-palestinien, c’est Israël. Si vous suivez les reportages de la grande presse traditionnelle, vous ne trouverez pratiquement aucune véritable analyse de la société palestinienne ou de ses idéologies, rien des profils des groupes armés palestiniens, rien sur le gouvernement palestinien. Les palestiniens ne sont pas pris au sérieux comme agents de leur propre destin. L’Occident a décidé qu’il fallait que les palestiniens veuillent d’un Etat aux côtés d’Israël, si bien que cette opinion leur est attribuée de fait, bien que tous ceux qui ont passé du temps avec les vrais palestiniens ont compris que les choses étaient (forcément, à mon avis) plus compliquées. Qui sont-ils et ce qu’ils veulent est sans importance : L’histoire leur commande d’exister en tant que victimes passives de la partie qui compte.
La corruption, par exemple, est une préoccupation urgente pour bon nombre de palestiniens sous juridiction de l’Autorité palestinienne, mais quand avec un autre journaliste j’ai proposé une fois un article sur le sujet, nous avons été informés par le chef du bureau que la corruption palestinienne n’était «pas le sujet.»(La corruption israélienne, elle, oui, et nous l’avons couverte longuement.)
Deuxième partie ICI // 3ème partie ICI
Pour lire l’ article en anglais
Israel : An Insider’s Guide to the Most Important Story on Earth (1/3)
Israel – An Insider’s Guide to the Most Important Story on Earth (2/3)
Israel : An Insider’s Guide to the Most Important Story on Earth (3/3)
source Tabletmag.com
Matti Friedman en tant que reporter est allé au Liban, au Maroc, en Egypte, à Moscou et Washington DC, et sur les scènes de conflits en Israël et au Caucase. Son premier livre, The Aleppo Codex, a obtenu le prix Sami Rohr 2014 pour la Littérature juive, et son second, sur des fantassins Israéliens aux avant-postes de contrôle isolés au Liban, sera publié l’an prochain. Il vit à Jérusalem.
Traduction Nancy VERDIER pour Europe-Israël
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