• Un livre prometteur... Editions de l'Eclat. [ http://www.lyber-eclat.net/collections/hebraique.html#hazony1 ]

     

    YORAM HAZONY


    L'ETAT JUIF. SIONISME, POSTSIONISME ET DESTINS D'ISRAËL

       

             
             
        Introduction:    
        L’État juif n’habite plus ici    
       

    Mes parents, tous deux nés en Israël, arrivèrent aux États-Unis en 1965 – année de la retentissante défaite électorale de David Ben Gourion, père fondateur et premier chef de gouvernement de l’État juif, année qui marqua la fin de son influence sur le pays. À l’époque, deux faits leur échappèrent. Tout d’abord, ni mon père ni ma mère ne se doutaient qu’ils vivraient en Amérique pour le restant de leurs jours. Mon père, jeune spécialiste de physique nucléaire, avait entamé ses recherches à Nahal Sorek, premier centre nucléaire d’Israël. Adolescent, il avait été partisan de Ben Gourion et des sionistes travaillistes, et moniteur au mouvement de jeunesse travailliste Noar Oved (Jeunesse ouvrière) à l’époque où Shimon Pérès était l’une de ses vedettes nationales. En un sens, il incarnait tout l’idéal de Ben Gourion: l’application d’un savoir-faire toujours plus important à l’édification d’un Israël toujours plus puissant matériellement et militairement. Mais, à l’instar de nombreux autres physiciens qui quittèrent Israël à l’époque pour parfaire leurs connaissances, il ne pouvait pas prévoir qu’Israël atteindrait bientôt les limites de son impressionnante croissance et, qu’au moment où il envisagerait de rentrer au pays, il y aurait peu d’espoir d’obtenir un poste de physicien.

       
       

    Un second fait empêcha mes parents d’avoir une vision nette de la situation: l’Israël qu’ils avaient quitté était rapidement devenu méconnaissable. Avant leur départ, on parlait déjà beaucoup du grand fossé creusé au cours des générations entre les fondateurs sionistes travaillistes, idéologiquement engagés, qui avaient littéralement construit le pays, une charrue dans une main et le fusil dans l’autre – et leurs enfants, écrivains formés à l’université, intellectuels, journalistes, hommes d’affaires ou exerçant des professions libérales, que le romancier S. Yizhar appelait «la génération express». Cette génération des fils s’acquittait certes de ses devoirs militaires, mais le fait que ses membres ne s’enflammaient pas comme leurs pères pour la cause de l’État juif allait progressivement susciter un scandale public au cours des années qui suivirent l’effacement de Ben Gourion de la vie politique. Mon père était à peine au courant de ces questions. Après tout, il était physicien et s’intéressait peu aux écrivains, aux journalistes, aux hommes d’affaires, et encore moins à la génération express. Et, contrairement à tant d’autres membres de sa génération, il adopta les convictions de ses propres parents, originaires de Kiev, arrivés en Palestine en 1924, alors qu’on comptait moins de 95000 Juifs dans le pays. Il avait toujours été évident pour ses parents que «ça allait mal tourner» s’ils restaient en Europe, et l’État juif en gestation n’était pour eux, comme pour les autres partisans de Ben Gourion, rien d’autre que le salut. Sur ce point, ils avaient eu raison. En moins de vingt-cinq ans, pratiquement toute leur famille et leurs amis laissés derrière eux avaient disparu.

       
       

    Je n’ai jamais connu mon grand-père, décédé l’année de ma naissance. Mais je sais qu’il avait rejoint Nahalal, la première localité coopérative du mouvement travailliste, et avait même été le représentant du parti travailliste au conseil des travailleurs de Tel Aviv, prenant la place de Moshé Sharett lorsque ce dernier, devenu par la suite le deuxième chef de gouvernement, se consacra à des choses plus importantes. Et, comme je n’éprouvai aucune difficulté à partager les opinions que mes parents estimaient capitales, je pus, d’une façon ou d’une autre, même en Amérique, devenir bengourioniste comme l’avait été mon grand-père. Depuis mon enfance, je croyais que Sion était l’unique raison d’être de mes parents et de ma naissance, et que ce n’était qu’en Israël que je trouverai le salut en apprenant à combattre et à créer en tant que Juif. Il s’avéra que la maison de mon père était en quelque sorte une capsule-témoin, dans laquelle je pus grandir avec de telles idées, dans l’illusion que tous les enfants israéliens de mon âge partageaient les mêmes convictions. Et lorsque, après mon baccalauréat, je retournai en Israël chez mon oncle, je ne constatai aucune preuve du contraire. Mes cousins étaient des enfants religieux, vivant dans leur propre capsule-témoin – ce que, ni eux ni moi, ne comprenions à l’époque – une localité de Cisjordanie appelée Kedoumim, la première localité juive moderne au cœur de la Samarie. Et, tout comme moi, ils continuaient à croire que l’État juif serait, aux époques heureuses, l’expression de leurs visions et de leurs rêves, et, aux époques de souffrance, leur force et leur bouclier. Personne à Kedoumim n’évoqua jamais devant moi le fait qu’il existait en Israël des Juifs ne croyant pas en l’État juif. Immergés dans leur propres missions et aventures historiques, mes cousins ne l’avaient probablement jamais remarqué.

       
       

    Ce fut seulement lors de notre retour en Israël en 1986 dans l’intention d’y vivre – ma fiancée et moi nous mariâmes l’année suivante – que je pris progressivement conscience de l’évolution de la tragédie subie par le pays. Je précise «progressivement», parce que c’était l’époque où Yitzhak Shamir était premier ministre et où, la majeure partie du temps, Yitzhak Rabin était responsable de la défense du pays. Ces deux hommes, rigoureux et âgés, mais cependant remarquablement énergiques, étaient les derniers représentants de la génération des fondateurs. Bien qu’issus des deux extrémités de l’éventail politique – Shamir avait dirigé l’organisation de résistance de droite, le Lehi (groupe Stern), alors que Rabin avait gravi les échelons du Palmah, la force militaire dominée par le mouvement des kibboutzs – tous deux avaient dirigé la lutte pour l’indépendance quarante ans auparavant, combattant plus ou moins côte à côte pour créer l’État juif. Dirigeant le pays au quotidien, se trouvaient ces mêmes sionistes authentiques qui avaient, semble-t-il, toujours tenu énergiquement la barre. Et, j’en suis convaincu, nous n’étions pas très différents de la plupart des Israéliens en ressentant cela. C’était comme si l’État juif n’était pas seulement invincible et éternel, mais également mené par de grands hommes en quelque sorte figés dans le temps, destinés à demeurer inébranlables à la barre, défendant sans relâche le peuple juif contre tous les dangers.

       
       

    C’était ridicule, bien sûr, et cela ne dura guère. Quelques années plus tard, j’effectuais déjà régulièrement mes périodes de réserve militaire et là, ma conception de l’État juif dut rapidement s’adapter à la réalité. L’armée israélienne est encore, comme elle l’est depuis la création de l’État, composée essentiellement d’hommes adultes; et, en un à deux mois de service par an, on capte rapidement presque tout ce qui se passe au sein de la société israélienne. En poste sur un toit à Hébron, en compagnie d’un homme d’affaires de Netanya pour une garde de douze heures, gardant un relais de communication au sommet d’une montagne pendant des jours entiers avec un poète russe immigrant de fraîche date, ou en patrouille dans un village arabe avec un officier kibboutznik commandant la jeep, au fil des périodes de réserves, on en arrive progressivement à tout entendre et à tout voir.

       
       

    Et ce «tout» s’avéra assez choquant et sans ambiguïté: les Juifs d’Israël sont un peuple épuisé, troublé et désorienté. Ce qui ne veut pas dire qu’ils fuient le combat. Les Israéliens acceptent encore de poursuivre la lutte, s’il le faut. Mais, au fil des discussions, il est devenu évident pour moi qu’il existe un gouffre entre le fait qu’ils sont disposés à combattre et à se sacrifier, et leur capacité à comprendre pourquoi ils devraient le faire. De toute évidence, ils savent tous que le pays est en guerre – y compris ceux qui estiment que nous pourrions et devrions en sortir – mais dès que la discussion glisse vers les raisons pour lesquelles il faut participer à ce combat, c’est le vide total. Quelle valeur a, en propre, le peuple juif? Que peut-il apporter à l’humanité? Qu’y a-t-il à gagner en participant à cette lutte? Pourquoi devrait-on se sacrifier pour lui? Pourquoi l’État juif devrait-il exister? Il ne faut pas s’attendre à recevoir une réponse d’un trop haut niveau à de telles questions de la part d’un soldat de Tsahal (les forces de défense d’Israël). Mais, par ailleurs, faute d’une certaine réponse à toutes ces questions sur ce peuple, son pays et sa guerre apparemment sans fin, aucune armée ne peut continuer à combattre très longtemps.

       
       

    Et j’appris autre chose encore: au cours d’une patrouille en jeep en compagnie d’un jeune officier intelligent auquel je montrai du doigt Tel Shilo, je précisai qu’il s’agissait des ruines de ce qui avait été pendant près de quatre siècles la «capitale» des tribus juives confédérées avant l’instauration de la royauté. «Quelle royauté?» demanda-t-il, en toute ingénuité. C’est grâce à lui que j’appris, qu’en Israël, même les gens instruits ne savent pas nécessairement ce qu’était Shilo, ou qui était le roi David et ce qu’il réalisa pour son peuple. Il y eut ensuite la fête de Pâque que je célébrai à Ramallah avec une unité, pendant une période de réserve. Le rabbinat de l’armée avait fourni tous les objets rituels nécessaires pour l’office traditionnel; parmi les soldats, le Juif observant en savait suffisamment sur le seder pour lire mot pour mot le texte fourni par l’aumônerie; et quelques autres soldats connaissaient des mélodies traditionnelles. Mais la plupart, accoudés, s’ennuyaient pendant la lecture du texte, marmonné sans la moindre explication ou le moindre commentaire, et sortaient d’un air penaud lorsqu’ils finissaient par perdre patience. J’appris ainsi que la quasi-totalité des soldats d’une base militaire pouvaient assister de leur plein gré à une commémoration historico-religieuse en quête d’un lien avec leur peuple et leur passé, sans cependant qu’un seul d’entre eux ne sache comment elle se termine. Et puis, il y eut le jeune officier bedonnant qui, quelques jours avant d’achever ses quatre ans service, s’insurgea lorsque, sans y penser, je m’adressai à lui en tant que Juif. «Ne me dis pas ça», lança-t-il d’une voix rauque, dressant les mains comme le ferait un agent de la circulation. «Si tu veux, tu peux t’adresser à moi en tant qu’être humain. Mais pas en tant que Juif. Ça ne signifie rien pour moi.» C’est lui qui m’apprit que, dans l’État juif, il fallait faire attention à ne pas taxer n’importe qui de juif.

       
       

    Certes, à cette époque, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui se qualifiât de «post-sioniste» ou de «post-juif». Mais ces expressions, relevant du non-dit, étaient déjà implicites autour de moi. S’agissait-il vraiment des forces armées de l’État juif? Ces membres de la nation juive défendaient-ils leur peuple, leur tradition et leur patrie ancestrale? Ou bien, s’agissait-il d’autres personnes, se trouvant là presque par hasard, tentant de se débrouiller dans une histoire dont ils ne pouvaient comprendre la signification?

       
       

    Ces réflexions ne firent que s’exacerber lorsque, début 1991, je devins l’assistant du vice-ministre des Affaires étrangères, Binyamin Netanyahu, et commençai à assister aux délibérations à huis clos de la Knesset, le parlement d’Israël. J’eus alors l’occasion d’observer de près la dernière lignée des fondateurs – des hommes comme Ezer Weizman et Yitzhak Rabin, Yitzhak Shamir et Ariel Sharon, des hommes faits de roc, de fer et d’or, dont la voix chevrotait encore lorsqu’ils évoquaient le pays, dont les yeux s’embuaient encore de larmes lorsqu’ils discutaient de la situation; leur esprit était encore prompt à saisir les raisons, les stratégies et les arguments sur la façon de promouvoir la cause des Juifs comme ils l’avaient fait sans réserve toute leur vie. Et j’eus l’occasion de les comparer à la plupart des jeunes parlementaires instruits, brillants et creux qui ne manifestaient jamais d’autre émotion qu’une fausse gentillesse ou une colère authentique déclenchée par quelque affront personnel; qui ne montraient aucune gêne à envisager la politique exclusivement comme un moyen d’attirer les gros titres sur leurs personnes; et qui évitaient depuis longtemps d’employer des expressions comme «les intérêts du peuple juif» – ou même simplement «le peuple juif» – qui auraient risqué de mettre quelqu’un mal à l’aise. Et là, à nouveau, je me demandais: Est-ce véritablement l’État juif? Ces hommes et ces femmes estiment-ils réellement être les héritiers des congrès sionistes d’avant la création de l’État et des premiers parlements de l’époque de Ben Gourion qui, de toute leur âme, délibéraient avec le plus grand sérieux de la survie ou de la destruction de la nation juive?

       
       

    En 1994, j’abandonnai la politique pour fonder un institut de recherche ayant pour vocation d’introduire quelques idées dans les stériles querelles d’ego et dans les fabrications médiatiques, part importante de la vie publique israélienne. Cet institut, le Centre Shalem de Jérusalem, s’intéressait particulièrement aux questions publiques laissées pour compte: éducation, réforme constitutionnelle et électorale, économie et services de santé, questions religieuses et culturelles. Depuis une génération, les Israéliens de toutes tendances se livraient à d’interminables discussions sur l’OLP et les localités de Judée-Samarie – faisant ainsi pratiquement abstraction de tout autre sujet.

       
       

    Au moment où je commençai à prêter sérieusement attention à ce qui se passait hors des mystères traditionnels de la politique extérieure d’Israël, je me heurtai à nouveau au problème de l’État «post-juif». Et cette fois, à une échelle bien plus importante: au ministère de l’Éducation, le président d’une commission chargée de réformer le programme d’histoire des écoles publiques déclara que le peuple juif serait inclus dans le nouveau programme, «mais, certainement pas, en tant que sujet principal»; le ministère de la Défense, pour sa part, approuva un code officiel de valeurs et de principes pour former les soldats israéliens, code dans lequel le peuple juif et l’État juif n’étaient même pas mentionnés; à la Cour suprême, le président avait imaginé une nouvelle doctrine constitutionnelle dans laquelle le caractère «juif» de l’État devait être interprété «au niveau d’abstraction le plus élevé», en vue de la rendre conforme aux principes universels admis dans n’importe quelle démocratie; d’éminents responsables et personnalités avaient envisagé de modifier l’hymne national israélien (en en retirant l’expression «âme juive») et d’abroger la loi du Retour (afin que les Juifs de diaspora n’aient plus le droit d’immigrer en Israël), etc.

       
       

    En un mot, l’absence de projet juif n’était plus un problème personnel. La condition «post-juive» était devenue une question de politique nationale – au point qu’on pouvait aisément imaginer l’État juif, pour lequel un prix colossal avait été payé en sueur et en sang, démantelé en faveur d’un État non juif: un État politique pour lequel, l’idéal, la mémoire, la tradition et l’intérêt des Juifs seraient tout simplement dénués de valeur.

       
       

    En 1995, je commençai à étudier sérieusement cette question et ce livre représente l’aboutissement de cinq années d’efforts investis pour comprendre l’énigme de «l’État juif»: la signification d’origine de ce concept et sa déchéance actuelle. Certes, tout le monde n’est pas troublé par ce que je décris; d’aucuns peuvent même s’en réjouir. Mais pour ceux qui trouvent douloureuse la perspective de dissolution de l’État juif, j’espère aussi fournir quelques indications sur ce qui devrait être réalisé pour assurer sa réhabilitation.

       
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    Il n’y a pas si longtemps, peu de Juifs – ou de chrétiens, d’ailleurs – auraient éprouvé des difficultés à justifier l’existence d’un État juif. L’extermination des Juifs d’Europe avait profondément marqué la génération de l’époque, ce qui se refléta dans l’alignement politique généralisé qui conduisit à l’indépendance juive en Palestine, le 14 mai 1948: la Déclaration d’indépendance d’Israël fut signée par tous les partis politiques juifs en Palestine, depuis les communistes jusqu’à l’Agoudat Israël (les «ultra-orthodoxes»), et le consensus parmi les Juifs américains était presque aussi impressionnant; l’année précédente, aussi bien les États-Unis que l’Union soviétique avaient soutenu la création de l’État juif aux Nations unies; et tant le parti démocratique que le parti républicain avaient inclus des articles pro-sionistes dans leurs plates-formes électorales lors des élections présidentielles américaines. Cela ne veut pas dire que seule la sympathie pour les victimes juives durant la guerre fut à l’origine de ces constellations politiques. Mais, sans l’émoi suscité par la Shoah, il est peu probable qu’un tel consensus eût été possible.

       
       

    Les cinquante-deux années écoulées depuis la création de l’État d’Israël n’ont pas toutes été glorieuses, loin s’en faut. Et, bien que l’idée d’un État juif demeure puissante, il est évident que nombre de personnes de bonne volonté – notamment celles devenues majeures après que la cause des Arabes palestiniens ait commencé à attirer l’attention au début des années 1970 – ne peuvent plus affirmer avec certitude si l’État juif fut véritablement un rêve noble et s’il valait la peine de payer le prix nécessaire à sa réalisation. Il faut donc reconsidérer la question de l’État juif qui, il n’y a pas si longtemps, semblait aller de soi.

       
       

    L’idée de restituer aux Juifs leur indépendance politique à Sion n’est, bien sûr, pas une idée nouvelle et d’autres ont envisagé une telle éventualité dès l’antiquité. Mais l’Organisation sioniste (OS) fondée à Bâle en 1897 dans le but d’assurer l’indépendance juive en Palestine différait de toutes les tentatives précédentes de hâter le retour des Juifs dans leur pays sur un point crucial: c’était un mouvement dont les dirigeants avaient été auparavant des Juifs assimilés, des individus «revenus vers leur peuple» (comme ils le disaient). Ils étaient dotés d’une compréhension suffisante de la vie politique, c’est-à-dire de la façon dont les États sont créés et se maintiennent, pour avoir une chance de voir leur projet aboutir.

       
       

    Le plus grand de ces dirigeants sionistes était le journaliste viennois Theodor Herzl, fondateur de l’Organisation sioniste, dont j’aurai à reparler par la suite. Herzl avait déjà été acclamé en Europe en tant qu’homme de lettres, lorsqu’à l’âge de trente-cinq ans, il décida de consacrer le restant de ses jours à assurer un État pour le peuple juif. Expliquant pourquoi la création de cet État correspondait à un besoin désespéré, il fournit deux raisons qui constituent jusqu’à ce jour la justification rationnelle de l’édification et du maintien de l’État juif.

       
       

    En premier lieu, Herzl estimait que la sécurité personnelle et la liberté des Juifs était un objectif intimement lié à la puissance politique juive. Bien qu’Herzl ait été, à bien des égards, un bon Juif libéral, quatre années passées à Paris à couvrir les intrigues de la capitale française – notamment l’essor de l’antisémitisme dans ce foyer des Lumières – l’avaient convaincu que des actes juridiques ne pouvaient, à eux seuls, garantir le statut des Juifs dans aucun État. «Il était erroné… de croire que les hommes pouvaient être rendus égaux par la promulgation d’un édit dans la Gazette impériale», écrivit-il. En fait, même là où l’égalité avait été accordée aux Juifs, nulle part, cette promesse ne s’était traduite par un statut comparable à celui dont bénéficiait la majorité nationale, et ce, pour une bonne raison: «Comme tout autre chose dans les relations entre les peuples, c’est une question de pouvoir»; et comme les Juifs constituaient partout une petite minorité sans pouvoir, aucun changement fondamental de leur condition ne serait possible. Dans la plupart des pays, tôt ou tard, les circonstances économiques et sociales rejetaient du pouvoir les libéralisateurs. Et, lorsque cela se produirait, tous les avantages acquis par les Juifs pourraient être remis en cause. Ensuite, tout ce que les Juifs ne parviendraient pas à protéger, faute de pouvoir politique, serait détruit:

       
       

    La forme que revêtira cette [destruction], je ne peux l’imaginer. S’agira-t-il d’une expropriation révolutionnaire venant d’en bas ou d’une confiscation réactionnaire venant d’en haut? Nous chasseront-ils? Nous tueront-ils?... [En] France, surviendra une révolution sociale dont les premières victimes seront les grands banquiers et les Juifs. …. En Russie, il y aura simplement une confiscation venant d’en haut. En Allemagne, ils voteront des lois d’urgence… En Autriche, les habitants se laisseront intimider par la populace viennoise… Là, voyez-vous, la foule peut obtenir n’importe quoi5.

       
       

    À la fin du siècle dernier, bien peu de Juifs étaient capables d’accepter de tels arguments. Mais ils avaient tort et Herzl avait raison. Quelques années plus tard, les Allemands et les Autrichiens, ainsi que de nombreux autres peuples européens, participèrent à un massacre en masse des communautés juives qui vivaient parmi eux depuis plusieurs siècles. Et, si ce sort fut épargné aux Juifs d’Angleterre et des États-Unis, il est également vrai que ces nations ne firent pratiquement rien pour venir en aide aux Juifs d’Europe. Elles refusèrent d’ouvrir leurs portes aux réfugiés juifs lorsque l’occasion s’en présenta et, pendant la Shoah, s’abstinrent de toute intervention militaire. Bien que toutes les grandes personnalités sionistes aient admiré les États-Unis et la Grande-Bretagne, il ne fut jamais question que ces pays puissent remplacer une puissance juive, politique et militaire, qui seule serait à même de garantir sécurité et liberté au peuple juif. Une telle puissance politique et militaire juive ne pourrait voir le jour qu’avec la création d’un État juif. Ces dernières années, personne n’a, à mon avis, exprimé ce sentiment plus clairement que le premier ministre Ehud Barak, qui visita Auschwitz en 1992, alors qu’il était encore chef d’état-major de l’armée israélienne. Les Israéliens ne sont pas près d’oublier l’expression de son visage, captée par les caméras des journalistes. «Nous sommes arrivés cinquante ans trop tard6», déclara-t-il.

       
       

    L’impact de la faiblesse juive ne se réduit pas à l’insécurité physique ni même à la discrimination sociale. Et c’était le deuxième argument d’Herzl: Car, même là où les Juifs avaient atteint une certaine égalité politique et sociale, ce fut nécessairement aux dépens de leur identité juive. Un Juif qui avait l’ambition de réussir dans sa profession n’avait d’autre choix que de s’adapter – consciemment ou non – aux attentes et aux idées de la majorité de la nation. Ainsi, c’est le désir du faible de contenter le fort qui domine la vie des Juifs émancipés et il en résulte une servile imitation des normes non juives dominantes. D’un côté, ce Juif rejette son propre passé national, abandonnant sans vergogne tout ce qui était cher à ses ancêtres, afin de ne pas se distinguer de la majorité; de l’autre, c’est précisément cette hantise de se distinguer qui détruit toute éventualité que les Juifs en tant que peuple créent jamais leur propre civilisation, une civilisation moderne et rayonnante. Ainsi, le pouvoir que conférait la création d’un État juif n’était pas seulement une question de sécurité physique extérieure pour les Juifs. En réalité, il s’agissait de fournir une sécurité intérieure de l’âme, condition sine qua non pour permettre l’émergence d’un caractère noble et d’une civilisation spécifiquement juive.

       
       

    Selon Herzl, les Juifs avaient autrefois possédé une telle sécurité intérieure, non seulement dans l’antiquité, mais même dans l’Europe médiévale, où leur héritage spirituel et intellectuel avait réussi à leur conférer – au milieu des persécutions – une «grande force, une unité intérieure que nous avons perdue. Une génération qui a grandi en dehors du judaïsme ne possède pas cette unité [intérieure]; elle ne peut pas non plus compter sur notre passé ni envisager notre avenir». Les Juifs ne pourraient plus véritablement recréer l’environnement d’un ghetto médiéval, ni mener une existence méprisée en marge de la société. Mais un État juif indépendant pourrait résoudre ce dilemme: Ce serait le seul endroit où les Juifs pourraient participer pleinement à tous les aspects de la société et de l’État, et recouvrer en même temps leur capacité à conserver leur indépendance d’esprit et leurs idéaux, à l’instar de leurs ancêtres. En revenant à leur propre vie nationale, estimait Herzl, «nous regagnerons ainsi notre intégrité perdue et, avec elle, un peu de caractère – notre propre caractère. Non pas un caractère de type marrane, emprunté, mensonger, mais le nôtre».

       
       

    Le dossier de l’État juif est souvent présenté comme une question de «droits». Les Juifs, affirme-t-on, ont «droit» à la sécurité physique ou à l’autodétermination politique, ou à liberté d’expression culturelle, etc. On conserve ainsi la façon dont le discours public, dans sa quasi-totalité, avait été mené depuis la Révolution française, et il n’y a rien de mal à cela. Mais il ne faut pas oublier qu’une telle affirmation des droits ne détermine personne à entreprendre quoi que ce soit. Herzl n’a pas créé l’Organisation sioniste parce que les Juifs ont un «droit» à quelque chose, pas plus que les Juifs ne sont revenus en Palestine pour y fonder un État parce qu’ils en avaient le «droit». Toutes ces choses se sont faites parce que certains Juif et chrétiens estimaient qu’un État juif devait exister et qu’un tel objectif était noble, important et digne de sacrifice. Dans les années 1890, personne ne pensait que les Juifs n’avaient pas, en principe, le droit de continuer à vivre en paix en Allemagne; ce que les sionistes affirmaient, c’était que ce droit était inapplicable dans des conditions de faiblesse politique chronique. C’est également vrai pour tous les autres intérêts juifs (par exemple le droit à la vie, à la liberté et à la propriété), et pour tous les idéaux juifs (par exemple, le droit de développer l’identité et la civilisation juives). Les sionistes soutenaient qu’on pourrait aisément mener un grandiose combat pour obtenir la mise par écrit de ces «droits». Mais quiconque attachait de l’importance à ce que les intérêts et idéaux juifs aient une chance d’être véritablement réalisés, devait reconnaître la nécessité d’une puissance politique juive ne pouvant exister que dans un État juif indépendant.

       
       

    C’est en cela que réside la signification essentielle de la Déclaration d’indépendance d’Israël qui affirme «le droit du peuple juif à devenir maître de son destin dans un État souverain lui appartenant en propre».

       
        Opposés aux Juifs en Palestine depuis la Première Guerre mondiale, les dirigeants politiques des différents mouvements et États arabes – et cela n’a rien d’étonnant – ont toujours rejeté d’emblée ces arguments, affirmant (1) que, quelles qu’aient pu être les expériences des Juifs dans l’histoire, ils n’avaient pas le droit de devenir une majorité en Palestine au détriment de la population arabe du pays et (2) que même avec une majorité démographique, les Juifs n’avaient pas le droit de maintenir un «État juif» contre la volonté des citoyens arabes d’Israël. Pour diverses raisons, j’estime que le premier argument, selon lequel la majorité juive s’est constituée illégitimement, est faux. Certes, erreurs et injustices ont été commises lors du processus qui a conduit à la création de l’État d’Israël, et je pense qu’il est important de le reconnaître. Cependant, tous les travaux historiques réalisés ces dernières années n’ont pas réussi, à mon avis, à établir, qu’en général, les moyens utilisés pour installer les Juifs en Palestine et leur assurer une majorité furent illégitimes. Je ne défendrai cependant pas ce point de vue, pas plus que je ne critiquerai ceux qui sont en désaccord avec moi, pour la simple raison que les deux points de vue ont déjà fait l’objet d’interminables débats dans tous les forums possibles et que je ne pense pas pouvoir ajouter grand-chose à ce qui a déjà été dit.    
        En revanche, la seconde affirmation selon laquelle un État spécifiquement juif est intrinsèquement illégitime a été quasiment ignorée jusque récemment, malgré son importance majeure. Certaines théories, concernant la légitimité d’un régime, largement acceptées aujourd’hui, sont en fait incompatibles avec le concept d’État juif (quelle que soit la façon dont on le définisse). La question fut soulevée en 1975 lorsque les Nations unies assimilèrent le sionisme (c’est-à-dire l’existence d’un État juif) au racisme. À l’époque, cette déclaration fut rejetée par le monde libre comme manœuvre hypocrite de la part des dictatures communistes et arabes visant à diffamer un pays démocratique et l’Occident en général. C’était bien de cela qu’il s’agissait. Mais le fait que, depuis la Seconde Guerre mondiale, l’antisionisme ait pénétré dans la philosophie des despotes et des terroristes ne peut effacer le fait qu’historiquement, l’antisionisme a eu des adeptes de la plus haute probité intellectuelle, qui croyaient qu’un État juif, n’importe quel État juif, était nécessairement un régime injuste. C’est là un argument auquel ceux qui souhaitent un État juif doivent bel et bien répondre, ne serait-ce que pour eux-mêmes. Car, sans réponse satisfaisante à l’accusation d’illégitimité intrinsèque de l’État juif, l’effondrement de la constellation politique sur laquelle repose cet État ne peut être qu’une question de temps.    
        Bien peu de gens se souviennent aujourd’hui qu’à l’époque où l’Organisation sioniste se fixa pour objectif de créer un État juif souverain pour le peuple juif, cette idée fut accueillie par de nombreux intellectuels juifs comme une abomination. Des penseurs comme Hermann Cohen et Franz Rosenzweig – et par la suite Martin Buber, Gershom Scholem, Hannah Arendt, Albert Einstein et Hans Kohn – s’opposèrent tous à l’idée d’un État juif9. En grande partie pour la même raison. Tous affirmèrent que le peuple juif était par nature une réalisation de «l’esprit» qui serait altéré et avili («à l’instar de toutes les autres nations»), dès lors qu’il serait attelé à des tanks et des explosifs, à la politique et à l’intrigue, à la bureaucratie et au capital, bref, à la puissance temporelle écrasante de l’État. Certes, cela ne signifiait pas qu’un Juif ne devait s’impliquer dans la politique, mais plutôt qu’aucun État ne devrait être juif, afin que le peuple juif dans son ensemble (ou le judaïsme en tant que religion) puisse conserver sa pureté idéale. Dans la pratique, ce point de vue engendra la conception politique suivante: les Juifs ne devaient pas tenter de devenir une majorité en Palestine, et le pays devait être constitutionnellement établi sur une base «binationale»; autrement dit, il s’agissait de devenir un État «non juif» dans lequel les Juifs, en tant que peuple, n’auraient aucun statut spécial et dans lequel les mécanismes du pouvoir étatique ne pourraient pas être utilisés pour promouvoir des intérêts ou des idéaux juifs non acceptables par la population arabe du pays.    
        Ce point de vue binational perdit presque tout crédit aux yeux des Juifs après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Dans les années qui précédèrent la guerre, la Palestine était dirigée par les Britanniques sur une base en fait binationale: les Juifs qui tentaient de fuir l’Europe ne furent autorisés à pénétrer dans le pays qu’en nombre limité, nombre que, selon les Britanniques, les Arabes tolèreraient. Lorsque la demande de certificats d’immigration s’amplifia et que les Arabes réagirent avec violence, les Britanniques réduisirent le nombre de Juifs autorisés à pénétrer dans le pays, expulsant par la force les immigrants entrés clandestinement. À la fin de la guerre, il devint évident qu’un régime juif en Palestine, créé dans les années quarante, si faible eût-il été, aurait permis de sauver plusieurs centaines de milliers, voire des millions de Juifs. Au cours des quarante années suivantes, pratiquement personne en Israël ou en Occident ne pouvait raisonnablement s’opposer à l’idée d’un État juif, et l’antisionisme, comme je l’ai dit, était devenu une arme intellectuelle entre les mains de despotes et de terroristes guère troublés par ce qui s’était passé au cours de la Seconde Guerre mondiale.    
        Aujourd’hui, cependant, le climat intellectuel a changé, en grande partie par suite de l’effondrement de l’Union soviétique, et on peut désormais émettre des idées antisionistes sans être immédiatement taxé de totalitarisme. C’est vrai en Occident, mais c’est encore plus évident parmi les intellectuels juifs israéliens dont les concepts politiques et moraux sont profondément enracinés dans la philosophie germano-juive antisémite. Dans d’innombrables livres, articles et œuvres d’art, et également dans la vie politique de ces dernières années, la culture politique israélienne s’oriente vers ce qu’on appelle en Israël un «État de ses citoyens», un régime qui recherche non seulement une «séparation» entre religion juive et État, mais qui aspire également à une séparation entre nationalité juive et État. Selon ce principe, il n’y a pas lieu d’afficher des caractéristiques et missions s’attachant spécifiquement à une nation. Le couronnement du projet post-sioniste, proclamé de plus en plus souvent, est l’abrogation de la loi du Retour (qui reconnaît le droit de tous les Juifs à immigrer en Israël), l’idée étant de parvenir à une égalité parfaite dans laquelle Arabes et Juifs auraient un statut identique et les Juifs «étrangers» – les Juifs de diaspora – n’en auraient aucun. Israël est ainsi devenu quelque chose de très similaire à ce que les premiers penseurs antisionistes réclamaient depuis toujours: un régime «non juif» n’ayant aucune relation privilégiée avec les Juifs en tant que peuple, que ce soit dans ses frontières ou dans la diaspora. 
    Cela ne veut pas dire que les Israéliens aient commencé à se qualifier d’antisionistes (ou même de «post-sionistes»); au contraire, il y a encore très peu de dirigeants politiques et culturels israéliens désireux de payer le prix en s’associant publiquement à des termes aussi révolutionnaires. En fait, au cours des vingt dernières années, et notamment après 1993, des personnalités publiques respectées ont entrepris de demander non seulement l’abrogation de la loi du Retour, mais également la déjudaïsation du drapeau israélien et de l’hymne national, une réduction du contenu juif national dans le programme des écoles publiques, dans l’armée et dans la constitution telle qu’elle est interprétée par la Cour suprême. Ce qui ne pouvait être déjudaïsé par un décret gouvernemental a été attaqué publiquement: la légitimité du concept de souveraineté juive et la légitimité de la discipline universitaire de l’histoire juive; les héros nationaux depuis Herzl à Golda Meir, du pionnier Joseph Trumpeldor à la poétesse combattante Hannah Senesh; le bien-fondé des actions d’Israël durant pratiquement chacune de ses guerres, ainsi que dans ses opérations en faveur des survivants de la Shoah et des Juifs séfarades; la place dans la vie nationale de la ville de Jérusalem, du Mur occidental et du seder de Pâque. L’idée même que les Juifs du Moyen-Âge furent des victimes innocentes de la persécution est remise en cause par des historiens de l’Université hébraïque qui affirment que les Juifs furent en partie responsables de la haine des chrétiens à leur encontre. 
    Au vu de tous ces exemples et d’autres encore, on ne peut s’empêcher de conclure que la culture publique d’Israël subit un ample mouvement d’éloignement des idées et des normes qui font de lui un État juif – phénomène très large qui, ces dernières années a reçu le nom de «post-sionisme». Je ne saurai insister assez sur le fait que, ceux qui, aujourd’hui, se qualifient de post-sionistes (et acceptent pratiquement ce processus comme une évolution sensée) sont une minorité, même dans les milieux littéraires et universitaires israéliens. S’il ne s’agissait que de cette minorité, elle ne mériterait guère un livre. Le véritable sujet de ces pages, c’est le courant général des personnalités culturelles juives d’Israël – celles que l’on voit constamment à la télévision commentant des sujets d’importance nationale. Leurs livres, des best-sellers, sont enseignés dans les écoles; ces auteurs sont invités chez les hommes politiques en vue et font partie de commissions gouvernementales, quelle que soit la tendance politique au pouvoir, Travaillistes ou Likoud. Je reconnais que, dans bien des cas, il s’agit de gens qui se présentent comme sionistes, sont fiers d’être Israéliens et qui n’apprécieront pas particulièrement de figurer dans un livre sur le post-sionisme. Mais je pense qu’à l’époque où un éminent professeur, un romancier ou un politicien prône l’ajout d’un symbole arabe sur le drapeau israélien (Éliézer Schweid), recommande que les tribunaux européens soient habilités à rejeter le droit israélien (Amnon Rubinstein), ou que les Juifs israéliens se convertissent au christianisme ou à l’islam pour faire d’Israël un État plus «normal» (A. B. Yehoshua), il me semble que le moment est venu de souligner qu’eux aussi, constituent une part importante du problème.
    À mon avis, ce sont ces personnalités culturelles de l’establishment qui, aujourd’hui, préparent la ruine de tout ce que Herzl et les autres dirigeants sionistes se sont efforcés de réaliser. Ils nous poussent vers une abolition du caractère juif de l’État d’Israël. 

    *

    Dans ce livre, je me suis fixé deux objectifs: En premier lieu, j’espère convaincre le lecteur que l’idée d’un État juif fait l’objet d’attaques systématiques de la part de son propre establishment culturel et intellectuel. Je ne parle pas, bien sûr d’un effort dirigé contre l’existence physique d’Israël, mais plutôt dirigé contre le statut moral, politique et juridique d’Israël en tant qu’État du peuple juif. En second lieu, je retrace l’histoire de la lutte pour l’idée de l’État juif, dans l’espoir de proposer des éléments expliquant comment nous en sommes arrivés là et ce vers quoi nous pouvons évoluer. 
    C’est dans cet esprit que j’ai divisé ce livre en quatre parties. La première est une étude des idées et des personnalités qui constituent aujourd’hui le courant culturel et politique principal d’Israël, de plus en plus post-sioniste. Dans cette partie, j’examine les ouvrages d’écrivains, universitaires et artistes, ainsi que leurs innombrables déclarations dans les médias, pour donner une idée de l’opposition croissante au concept traditionnel d’État juif. En ce qui concerne le gouvernement, j’ai tenté d’aborder les aspects déterminants de la politique en matière d’éducation, Affaires étrangères et Défense, ainsi que de la constitution israélienne en préparation, en vue de faire comprendre comment le processus s’est traduit, ces dernières années, en décisions concrètes prises par le gouvernement d’Israël. 
    Dans le reste du livre, je tente d’expliquer comment nous en sommes arrivés là. Dans la deuxième partie, je retrace l’histoire de la création de l’Organisation sioniste, afin qu’il soit possible de comparer l’idée d’origine du sionisme à celle qui prévalut après la mort d’Herzl. J’entends démontrer ici ce qui était autrefois évident: à savoir, que le mouvement d’Herzl fut une réaction contre l’échec de l’émancipation, laquelle n’avait jamais réussi à apporter aux Juifs sécurité et bien-être en les faisant participer au contrat social de l’État. Le sionisme politique fut d’emblée préoccupé par l’accumulation de pouvoirs entre les mains d’une organisation protectrice des droits des Juifs – et par la suite d’un État-garant juif (guardian-state, en anglais) – dont l’objectif serait de transformer le peuple juif en une force influente dans les questions internationales garantissant partout la vie et la dignité des Juifs. C’est cet État qui était l’objectif de David Ben Gourion, Berl Katznelson et des autres dirigeants du courant dominant du sionisme travailliste, courant qui, après la Shoah, réussit à unifier le peuple juif autour de cette idée et autour de la guerre d’Indépendance juive en Palestine, permettant à l’État de voir le jour. 
    Comme je l’ai dit, hors des milieux universitaires, on se souvient à peine aujourd’hui que l’idée d’un État juif fut autrefois contrée par une majorité d’intellectuels et de dirigeants juifs en Europe occidentale, qui y voyaient une orientation immorale de ce qu’ils considéraient comme l’idéal juif: absence de pouvoir et d’État. Ce qu’on connaît encore moins, c’est la façon dont ces idéaux ouvertement antisionistes en arrivèrent à être importés dans le mouvement sioniste. Je termine donc la deuxième partie en exposant la façon dont le partisan le plus doué d’Herzl, un étudiant juif allemand appelé Martin Buber, rédacteur en chef du bulletin de l’Organisation sioniste, quitta cette même organisation après une violente querelle avec le grand dirigeant, devenant quelques années plus tard, le principal théoricien de l’opposition à un État juif. Ce fut Buber qui rectifia les théories franchement antisionistes d’Hermann Cohen, pour les adapter à un monde où le sionisme se développait rapidement; c’est Buber qui, du fait de ses ouvrages sur le hassidisme et la philosophie du Je et Tu, peut aujourd’hui être considéré comme l’interprète juif le plus important de la conception selon laquelle, le mouvement pour un État juif se fondait sur des prémisses moralement contestables. 
    Dans les troisième et quatrième parties, je décris le processus par lequel le rêve de l’État juif, tel qu’il fut conçu par Herzl et Ben Gourion, fut discrédité par des pans entiers du leadership culturel et politique de l’État après sa fondation. Ces chapitres retraceront la lutte que mena toute sa vie Ben Gourion pour que l’État juif voie le jour. En même temps, j’attirerai l’attention sur un groupe relativement négligé: les intellectuels de la Palestine juive, souvent des immigrants d’Allemagne qui se considéraient comme des disciples ou des partisans de Martin Buber. Ce furent ces intellectuels juifs allemands de Jérusalem qui devinrent l’épine dorsale de l’Université hébraïque de Jérusalem fondée en 1925, alors seule institution du genre en Palestine, et dont les facultés de lettres et de sciences sociales furent dans une large mesure à l’origine de la création des autres établissements universitaires dans ces domaines en Israël. Ces mêmes individus furent également au centre de l’opposition politique de l’État juif au sein de la communauté juive en Palestine. 
    Certes tous les intellectuels d’Europe centrale d’influence allemande ne partageaient pas tous les mêmes idées et n’étaient pas tous des opposants actifs à l’objectif politique d’un État juif. Néanmoins, dans l’ensemble, ce fut cette communauté qui donna aux détracteurs de l’État juif la base intellectuelle et institutionnelle qui allait altérer le cours de l’histoire juive. Ce mouvement fut ainsi coordonné depuis le bureau du premier président de l’Université hébraïque, Judah Magnes. Il fut soutenu par les professeurs les plus influents de l’université, y compris Buber. Et il fut adopté par le principal soutien financier de l’université, le banquier new-yorkais Félix Warburg, lui aussi notoirement opposé à un État juif. La conjonction de l’impact exercé par l’Université hébraïque et des efforts politiques croissants pour empêcher la création d’un État juif se poursuivit même après la Shoah, même après la résolution de l’Onu de 1947 (soutien à la création d’un État juif) et même après la Déclaration d’indépendance de mai 1948 et l’agression des armées des pays arabes voisins15. 
    L’opposition de nombreux intellectuels juifs de Palestine à la création d’un État juif est rarement mentionnée dans les livres traitant de la création d’Israël, et son impact sur l’évolution ultérieure de la culture d’Israël n’a pratiquement pas été étudié; en fait, lorsqu’il en est question, la politique de dirigeants intellectuels comme Buber et Magnes est traitée comme si cette opposition avait disparu lors de la création de l’État. Mais ce ne fut pas le cas. Pour comprendre ce qui s’est véritablement passé, j’observe les activités de Buber et de ses partisans les plus importants après la création de l’État d’Israël, à la fois sur un plan culturel (les principales personnalités de l’Université hébraïque continuèrent à promouvoir les mêmes théories historiques et philosophiques qui avaient constitué la base de l’antisionisme juif) et sur un plan politique (Buber, ses adeptes et ses héritiers reprirent leur campagne pour discréditer Ben Gourion et son État juif présenté comme un faux messianisme, un totalitarisme, voire une imitation du fascisme16). Je tente de montrer que l’entreprise consistant, pendant plusieurs décennies, à délégitimer le sionisme travailliste dominant, notamment parmi les enfants des foyers sionistes travaillistes, étudiant à l’Université hébraïque, atteignit son apogée dans une attaque qui s’avéra si efficace qu’elle mit fin à la carrière de Ben Gourion dans ces deux domaines. Cette attaque, aussi bien culturelle que politique, avait été lancée ouvertement par Buber et d’autres professeurs de l’Université hébraïque, ainsi que par plusieurs centaines d’étudiants, contre le premier ministre durant l’affaire Lavon en 1961. 
    Je ramènerai enfin le lecteur à l’État d’Israël contemporain décrit au début du livre. Je soutiens que le vide conceptuel et culturel laissé après la disparition de Ben Gourion a été comblé par l’idée qu’Israël était un État fondamentalement «neutre», tel que le prônaient les phares de l’Université hébraïque et leurs étudiants. Ce fut l’adoption, souvent involontaire, des théories antisionistes d’Hermann Cohen au cœur même du courant culturel dominant d’Israël dans l’ère post-Ben Gourion qui fut en grande partie responsable du phénomène qui porte aujourd’hui le nom de «post-sionisme». En fait, on ne serait pas très éloigné de la réalité en affirmant que le succès remporté aujourd’hui par le mouvement visant à se débarrasser de presque tout ce qui fait d’Israël un État juif, n’est rien moins que la revanche de Martin Buber pour une blessure que lui avait infligée Theodor Herzl plus d’un siècle auparavant. Et il se peut que les héritiers idéologiques de Buber soient sur le point de transformer Israël précisément en ce que les premiers penseurs du sionisme avaient cherché à éviter: un État dénué de tout projet juif, de toute signification juive, qui ne puisse ni inspirer les Juifs, ni les sauver dans la détresse. 
    Inutile de raconter à nouveau tout cela comme le long panégyrique d’une cause qui revêtait autrefois pour nous une telle signification. Si ma critique est parfois sévère, mon intention n’est pas d’enterrer l’État juif, mais de contribuer à son réveil, si déterminant pour son rétablissement. En dépit de la confusion qui règne en Israël – et de plus en plus parmi les Juifs de la diaspora – sur la question du caractère juif de l’État, les Juifs d’Israël, dans leur grande majorité, ne sont aucunement intéressés par les idéaux post-sionistes. Pour eux, l’éventuelle désintégration d’Israël demeure un sujet qui les touche au plus profond de leur être. Si les Israéliens sont aujourd’hui en grande partie silencieux devant les victoires du post-sionisme, c’est parce qu’une résistance véritable nécessite des contre-propositions, une autre vision susceptible de restaurer le projet et le sens disparus de leur vie et de leur nation. Dans les dernières pages de ce livre, j’aborderai donc la question de l’élaboration de cette autre vision, dans l’espoir de laisser au lecteur une meilleure compréhension de ce qui doit être accompli pour qu’Israël emprunte la voie d’une restauration nationale juive.

  • Commentaires

    1
    kravi
    Vendredi 7 Mars 2014 à 12:53

    Prometteur, en effet. Merci pour l'info.

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